La compréhension d’un message est une opération complexe qui demande, cela va sans dire, la coopération active du destinataire. Tout message a besoin que quelqu’un l’aide à fonctionner.
Cette compréhension suppose la mise à contribution par le destinataire d’une série de codes qui lui sont intérieurs ; codes linguistiques, sociaux, encyclopédiques et autres, qui forment sa compétence. C’est dans ce système qu’il puise les interprétants nécessaires pour préciser ou développer le sens des signes dont le message est composé, signes qui sont de formes très diverses ; des termes, des propositions, des ensembles de propositions ou encore des éléments non verbaux, des images, des symboles graphiques, des gestes ou le simple ton d’une voix. Les interprétants qui sont eux-mêmes termes, propositions, ensembles de propositions ou images, sont eux aussi des signes qui peuvent provoquer l’activation d’autres interprétants qui, à leur tour, jouent leur rôle de donneurs de sens.
Chaque enchaînement de signes et d’interprétants, théoriquement illimité, aboutit éventuellement à un interprétant final dont le sens n’est plus un élément de nature intérieure, mais un acte ou une expérience nouvelle ; un contact, donc, avec la réalité même qui est l’objet du message. (**) L’assemblage de ces chaînes compose le tout cohérent que l’on peut appeler compréhension du message.
La capacité communicative d’un message et son potentiel en tant que porteur de sens, se développent dans le cadre de deux contraintes :
Il est donc, et à raison, criblé de non-dits, de « blancs » à remplir, qui exigent de la part du destinataire toutes sortes de présuppositions de natures différentes qui impliquent, elles aussi, des compétences interprétatives dans des domaines très variés (***).
En conséquence, l’émetteur d’un message et, particulièrement, d’un message pédagogique, s’efforce à ce que chaque expression, chacune de ses références encyclopédiques, chaque terme qu’il utilise soient de ceux que les destinataires peuvent comprendre. Il pousse à l’extrême le principe qui veut que les émetteurs de messages doivent inclure dans leur stratégie de composition les réactions prévisibles de leurs destinataires en fonctions des codes supposés de ces derniers. Ce faisant, il sait aussi que son rôle est d’enrichir la compétence des destinataires en s’appuyant sur ce mécanisme interne qui veut que tout objet à propos duquel quelque chose est affirmé attire comme un aimant tous les traits nouveaux que le processus de connaissance lui attribue. (**).
Ce qui précède pourrait être un résumé de ce qu’il faut faire pour créer un message pédagogiquement efficace, mais ce serait négliger une dimension tout aussi importante.
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Un message conçu selon les principes décrits ci-dessus est un message fermé, comparable à un puzzle qui demande, pour être actualisé, la minutieuse collaboration de l’amateur, mais qui ne peut donner qu’un seul résultat - l’image qui figure sur le couvercle de la boîte. Les messages de ce type ne laissent aucune liberté de manoeuvre ou d’interprétation, entièrement tendus qu’ils sont vers l’unique résultat recherché. Umberto Eco dit d’eux qu’ils sont répressifs. Les éducateurs les qualifient de directifs. Et ils le sont en effet, comme un parcours dans une ville dont les sens interdits seraient disposés de manière à ce qu’un seul itinéraire soit possible.
Le message ouvert est celui dont l’émetteur, tout en essayant de prévoir les réactions des destinataires, ne les contraint pas à un unique itinéraire. Il comprend que certaines interprétations, pourtant évidentes pour lui, sont peut-être inaccessibles à certains, ce qui peut compromettre le processus de compréhension dans son ensemble, comme peut se bloquer un mécanisme compliqué lorsqu’un seul de ses rouages est faussé. Il sait laisser la place à un bienveillant « vague » qui permet de s’échapper, d’avancer, voire de découvrir des sens auxquels lui-même n’a pas songé. Le paragraphe (36) de notre récit est une illustration de cette problématique. Le message pédagogique émis par le tuteur était, malgré les apparences, un message encore trop fermé, imparfait (comme le sont nécessairement tous les messages fermés) en ce sens qu’il ne prévoyait pas toutes les réactions possibles des destinataires, et en particulier la raison précise qui empêchait l’apprenant Peter de comprendre la matière. Et c’est aussi ce caractère fermé qui empêchait la découverte du problème ; ni le tuteur ni l’apprenant ne disposant de la liberté de mouvement nécessaire permettant de l’identifier.
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Que conclure ? On comprend les exigences qui poussent les éducateurs à préparer des messages pédagogiques fermés, fortement didactiques et riches de tous les sens que doit contenir leur enseignement ; mais on comprend également qu’il est nécessaire que ceux-ci soient ouverts de manière à laisser aux apprenants la liberté et l’oxygène dont ils ont besoin pour surmonter les difficultés, inventer, avancer, et finalement comprendre.
Contradiction ? C’est incontestable. Cela veut-il dire que le message pédagogique doit être fermé en certaines de ses parties, et ouvert en d’autres ? C’est possible. Je ne puis personnellement apporter qu’une réponse intuitive. Il me semble que dans un processus d’apprentissage on peut distinguer deux éléments qui l’un et l’autre sont des messages. Le corpus et l’approche du corpus.
En résumé, il me semble que si le « cours », le « matériel » ou les « unités de sens » doivent être plutôt fermés, à l’inverse, l’éducateur et tout ce qui émane de sa personne doit absolument être ouvert, et doit rayonner sur les apprenants de telle sorte qu’eux-mêmes s’ouvrent à l’imagination, à l’invention, et finalement à la connaissance.
(*) La plupart des idées exposées dans ce paragraphe, le vocabulaire et les images sont d’Umberto Eco : (Cf. : « Trattato di Semiotica Generale » et « Lector in Fabula »). Seule la transposition de ces idées dans le domaine pédagogique est de moi.
Umberto Eco, connu du grand public par ses romans, est également un des grands sémiologues contemporains, et par sa clarté, un des plus abordables.
(**) C.S. Peirce (1839-1914) expliqué par U.E. dans Lector in Fabula
(***) Pour faire comprendre la nature de ces « non-dits », Eco donne un exemple très amusant. Ce texte :
Giovanni entra dans la pièce : « Alors, te voilà revenu ! » s’exclama Maria rayonnante.
Les non-dits que le lecteur doit actualiser sont nombreux :
(1) Du fait de la présence de l’article « la », le lecteur doit comprendre que les deux personnages se trouvent dans la même pièce. (2) Il doit comprendre que Maria s’adresse à Giovanni et non pas à quelqu’un d’autre, le texte ne parlant que d’eux deux. (3) Il doit lui être clair également que si Giovanni est revenu, cela veut dire qu’il était parti ! (4) et que si Maria est rayonnante, cela veut dire que ce retour lui fait plaisir. (5) Le fait qu’elle le tutoie implique qu’ils sont dans une relation d’une certaine intimité (amis, parents, amants, époux…). (6) L’adverbe « alors » montre aussi que le retour de Giovanni n’allait pas de soi et qu’il aurait pu ne pas revenir, etc. etc. … En l’occurrence le code activé par le lecteur est cet ensemble de conventions qui régissent la conversation ordinaire et qui sont très largement partagées.