J’ai un souvenir cuisant de mes premières tentatives. Enseigner à la manière d’un tuteur est évidemment un exercice d’une toute autre nature que de prendre des notes sur autrui. Lorsque, pour la première fois, j’affrontai un groupe, je me sentais faible, gêné d’être regardé par ces neuf paires d’yeux, et jugé par mes camarades qui avaient l’air aussi détendus que moi-même je me sentais crispé.
Comment, me disais-je, ces gens pourront-ils comprendre si je ne leur donne pas le sens des mots que je vais utiliser, si je ne leur donne pas tel renseignement, si je ne leur explique pas d’abord ceci, et puis après cela ?
Et je parlais, je parlais, je parlais. Je n’arrivais jamais à me résoudre à me taire.
Et puis j’avais peur :
Lors des pauses, Fred (dont, dans mon désarroi, j’évitais le regard), venait me voir et me disait sévèrement : « Mais tais-toi donc ! Cesse de parler ! Laisse-les s’exprimer ! Fais-leur faire un exercice. Just stop talking! » Mais cela me semblait impossible. J’entendais ma voix résonner dans ma tête pleine de mots, et j’entendais le silence assourdissant des apprenants qui, l’un après l’autre, avaient fini par se recroqueviller dans une passivité que je ressentais de plus en plus comme la preuve de mon incapacité.
Les efforts maladroits que je faisais pour appliquer nos nouvelles idées faisaient que mon discours, ce discours dont j’aurais dû me sentir dispensé, était finalement décousu et ne ressemblait en rien, par conséquent, au discours bien construit d’un professeur classique dont les apprenants peuvent quand même tirer profit.
Même la chance qu’offraient les exercices, j’arrivais à la gaspiller. Mes élèves, qui n’avaient rien compris à mes explications, étaient incapables de les faire, tant et si bien que je finissais par les faire pour eux, au grand désespoir de Fred et à l’étonnement de mes collègues qui ne comprenaient pas comment il était possible que je fasse exactement le contraire de ce que, lors de nos réunions, je préconisais avec tant de conviction.
Un désastre.