socrate
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Chapitre I - Apprendre quand personne ne vous aide

6 - Première expérience d’enseignement

Les cambistes faisaient gagner (ou perdre) de plus en plus d’argent à leurs établissements. Secrets comme ils étaient, personne n’arrivait, au juste, à comprendre comment. Les directeurs, en comité, hochaient la tête d’un air entendu lorsque le chef cambiste leur présentait ses mirobolants résultats mensuels. Lorsqu’il perdait, il leur farcissait la cervelle de mots incompréhensibles ; de déports, de points de termes, de swaps, d’ajustements internes, sans parler (à l’époque), des balances sterling et des capitaux flottants. D’ailleurs, leur disait-il, la perte était comptable, pas réelle. Avec un autre système, on aurait vu qu’il avait gagné !

C’est ainsi, qu’un jour, je fus convoqué par le « manager » de la banque, celui-là même qui m’avait recruté :
« Vous êtes dans la salle des marchés depuis longtemps. Vous connaissez donc votre métier sur le bout des doigts. Alors voilà ! Vous allez préparer un cours de deux heures pour expliquer à certains membres du personnel de la banque votre travail. Vous le répéterez cinq fois, à chaque fois pour un groupe de vingt personnes environ, en commençant par nous, la direction. »

Ce projet m’enthousiasma. J’avais tellement souffert d’avoir mis tant de temps à apprendre les choses si simples que je faisais, que je perçus ce cours comme l’occasion d’une sorte de vengeance personnelle. Oui ! J’allais, en deux heures, démystifier, tout expliquer, tout clarifier, montrer les choses dans leur désopilante simplicité !
Je me mis à l’ouvrage, passais des nuits à construire un cours cohérent, aussi complet et limpide que possible.
Ce travail ? Je fus le premier à en profiter. Je compris des choses que je n’avais jusqu’alors jamais comprises. Explorant certains aspects de notre système comptable (ce que je n’avais jamais fait, mes collègues affectant pour la comptabilité le plus profond mépris), je réussis même à saisir comment mon chef parvenait à présenter les bons et loyaux profits que faisait le service du crédit sous la forme de profits de change dont il s’attribuait le mérite. (C’était ça les ajustements internes !)
Le résultat fût un texte de vingt pages d’une admirable clarté. (Excusez-moi, mais c’est objectivement vrai !)

Le jour de mon premier cours arriva. Il était cinq heures moins cinq. J’étais à mon poste dans la salle des changes. J’avais clôturé mes positions et « balancé » mes livres.
Je pris mon texte, saluai négligemment mon chef suisse (avec qui jamais je n’avais discuté de ce que le directeur m’avait demandé de faire). J’allais sortir.
Il leva la tête, et me dit : « Hé ! Qu’on soit bien d’accord tous les deux ! Vous leur en direz le moins possible ! »

Le directeur, le chef du personnel, les autres membres de la direction arrivèrent et s’assirent silencieusement. Je pris la parole et, notant les points-clés sur un tableau blanc, m’arrêtant parfois pour demander si tout était clair, j’arrivai, à ma surprise, à la fin de mon exposé au bout d’une heure.
Tout avait été clair en effet. Mes prestigieux élèves avaient suivi avec attention, opiné du chef et pris des notes.
Sans que je me rendisse bien compte pourquoi, les choses ne devinrent vraiment sympathiques qu’après. On me posa des questions, et c’est en fait une conversation qui s’engagea, animée, intéressante, agréable.

L’ensemble des cadres supérieurs et des jeunes recrues de la banque assista à mon cours que je répétais donc plusieurs fois.

Tous ces auditeurs devinrent mes amis. Ils étaient manifestement contents de moi. Moi-même ? Content ? Je l’étais. Aurais-je dû l’être ? Bien évidemment pas. Mais c’est une pensée rétrospective. Combien de fois, l’un ou l’autre n’est-il pas venu me voir dans la salle des changes pour me demander de lui expliquer de nouveau telle chose ? Je pris conscience que quelques-uns de mes élèves n’avaient pas saisi l’essentiel que j’avais, à mon avis, si bien expliqué. Certains d’entre eux me montrèrent même, par leurs questions, qu’ils n’avaient rien compris du tout.
Mais allais-je m’en soucier ? N’avais-je pas été parfaitement clair, parfaitement logique, parfaitement complet ? Qui aurait pu me critiquer ? N’avais-je pas été reconnu comme le meilleur des professeurs ? Le texte de mon cours, si parfait, n’était-il pas là pour en témoigner ?

© Nicolas WAPLER- Septembre 2007