Je me suis beaucoup demandé quelle était la nature des obstacles qui empêchent un jeune de comprendre rapidement un corps de connaissance ou un nouvel environnement. Sont-ils différents selon qu’il est écolier, étudiant ou stagiaire dans une entreprise ? S’agit-il des mêmes problèmes qui se présenteraient sous des formes différentes ? Examinons quelques-uns d’entre eux pour en juger.
- Le temps :
Nous avons déjà parlé du professeur qui ne dispose pas du temps nécessaire pour pouvoir consacrer à chaque élève l’attention personnelle dont il a besoin. Il a la charge de classes trop nombreuses et il doit « couvrir » son programme. Il n’a « pas le temps ».
Dans l’entreprise, le même problème se pose pour des causes différentes. Les chefs de service ou les employés auprès desquels les jeunes sont placés, doivent, évidemment, expédier leur travail. La formation d’un jeune leur apparaît souvent comme un poids supplémentaire, et de surcroît une mission sur laquelle ils ne seront pas jugés et qu’ils peuvent, par conséquent, bâcler. Eux aussi se réfugient derrière l’imparable argument : « pas le temps », « pas aujourd’hui ».
- Communiquer ses connaissances est non seulement une disposition d’esprit, mais aussi un art qui s’apprend :
L’on sait qu’en France, les professeurs ont rarement la chance de bénéficier d’une formation spécifique à la pédagogie et que l’on compte, le plus souvent, sur leur bon sens et leur bonne volonté pour affronter leurs classes.
Cette réalité est beaucoup plus palpable encore dans l’entreprise où l’on n’attend pas des professionnels qu’ils aient le don ou le goût d’enseigner. Beaucoup d’entre eux, parfois très compétents, ne savent pas partager leur savoir, et en particulier, ces choses de leur métier qu’ils ont eu, eux-mêmes, beaucoup de mal à comprendre. Croyant bien faire, ils vous entraînent dans tous les raisonnements compliqués qu’ils ont dû construire pour arriver au stade de compréhension où ils se trouvent, et ils s’attendent à être compris au quart de tour.
- Le préjugé, tout à fait faux et un peu sadique, qui veut que les difficultés où l’on voit quelqu’un se débattre soient « formatrices » :
Elles développeraient chez les individus des qualités qu’ils n’acquerraient pas autrement. Qu’ils se débrouillent ! On prétend les aider en ne les aidant pas.
Ce préjugé se développe parfois en une conception quasiment darwinienne et, quand on y songe, parfaitement contreproductive ; qu’il est normal que les « meilleurs » gagnent et que les autres soient mis au rebut. Cette conception ne s’appuie, naturellement, sur aucune définition de ce que peut bien être un « meilleur » et donne des résultats parfaitement aléatoires car ce ne sont pas forcément les meilleurs, loin s’en faut, qui surnagent.
Cette idée très présente dans l’entreprise, existe aussi à l’école, de manière moins brutalement avouée peut-être. Il n’en demeure pas moins qu’elle est constitutive du système scolaire.
C’est elle qui fait que l’on accepte sans sourciller qu’il y ait une « barre » entre ceux qui réussissent et ceux qui échouent, et que ceux qui échouent soient jetés. D’ailleurs elle est bien commode cette barre, puisque aussi bien,- c’est une conviction très largement partagée,- il n’y a pas place à table pour tout le monde. Et puis elle permet de se défausser de ses responsabilités. Ceux qui sont au dessous de la barre ? C’est quand même bien de leur faute ! Que l’on n’ait pas fait ce qu’il faut pour leur permettre, à eux aussi, de parvenir à la connaissance, n’entre en ligne de compte que sous la forme d’une mauvaise conscience soigneusement refoulée.
- Une attitude d’autodéfense :
Le savoir vous pose tout naturellement son homme dans une position supérieure et, souvent même, de pouvoir. Il en allait ainsi des médecins du temps de Molière qui parlaient latin. Il en va de même des sorciers africains, des ingénieurs, des avocats, des informaticiens, des astrophysiciens, des philosophes, des énarques, des économistes... La liste est infinie.
Beaucoup de ces gens sont tentés, pour défendre leur position, de prendre de grands airs et de s’exprimer dans des langages ésotériques dont il n’est pas certain qu’ils leur permettent de se comprendre entre eux. Encore heureux qu’ils n’inventent pas, pour leur propre usage, un alphabet secret qu’ils écriraient à l’envers comme le faisait Léonard de Vinci.
Ce travers, ne favorise pas, c’est le moins qu’on puisse dire, la transmission des connaissances et des compétences. Et il ne se rencontre pas seulement dans les sphères élevées. Le plus simple des menuisiers peut, lui aussi, être déformé par ce défaut.
- La vanité : Beaucoup de gens considèrent que ce qu’ils savent est une sorte de mérite personnel qui brille d’autant mieux qu’un grand contraste les sépare de ceux qui les entourent. Cet obstacle me semble plus présent dans l’entreprise qu’à l’école, mais c’est peut-être une apparence.
La stratégie est le plus souvent inconsciente. Faire en sorte qu’un jeune ne comprenne pas ou qu’il comprenne le plus tard possible, est un moyen de conforter son prestige.
- Il faut, enfin, citer cette raison, vieille comme le monde elle aussi :
Je parle maintenant exclusivement de l’entreprise. Un jeune qui apprend un métier peut, en attendant de le connaître, rendre à ceux avec qui il travaille de grands services. C’est lui qui balaye l’atelier, prépare le café, range les outils… s’occupe du télex, transmet les documents au service comptable, vérifie les additions. S’il apprenait trop vite, mais qui donc ferait tout ça ?
Ces obstacles que rencontrent les jeunes qui abordent leur vie professionnelle sont donc, pour la plupart, ceux qu’ils connaissent depuis toujours et qui entravent si efficacement la transmission des connaissances.