socrate
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Chapitre I - Apprendre quand personne ne vous aide

4 - Apprentissage « sur le tas »

Apprendre « sur le tas » n’est pas une mince affaire. On vous cloue sur une chaise, derrière un employé, avec pour mission d’observer ce qu’il fait. J’ai ainsi, pendant une semaine, regardé une dame trier des pièces comptables. J’ai ensuite, pendant dix jours, regardé un monsieur signer consciencieusement les formulaires qu’on lui apportait par centaines, vérifiant que chacun était lui-même dûment signé par quelqu’un d’autre.

Pas moyen de s’évader, de s’échapper. Je me promenais aussi longuement que possible dans les couloirs, m’attardais devant le distributeur de boissons, bouillonnais d’impatience, accablé par cette forme d’ennui qui est si pesante que l’on ne peut plus, littéralement, tenir en place.
Personne ne me disant quand cette torture finirait, je décidai d’y mettre un terme en démissionnant.
Dès le lendemain, je me mis en chasse, mais un peu moins à l’aveuglette cette fois. J’avais entendu dire qu’il y avait dans la banque un métier amusant, vivant et fort prisé, celui de « cambiste ». Je partis donc à la recherche d’un poste de cambiste.

Il était facile, à l’époque, de trouver l’emploi que l’on souhaitait. C’est la filiale parisienne d’une banque américaine (la plus grande banque du monde, disait-on) qui me recruta et qui, directement, m’affecta à la salle des changes.

Le bureau où j’allais travailler, dans un bel immeuble du quartier de l’Opéra, était petit et poussiéreux : Une table qui rassemblait quelques platines de standardiste, autour de laquelle étaient assis quatre cambistes qui téléphonaient.
Aucun d’eux ne leva les yeux quand j’entrai, accompagné du directeur.
Celui-ci dit quelques mots pour me présenter et, sans attendre que l’un ou l’autre de ces messieurs daignât le regarder ou lui répondre, il s’esquiva.
Personne ne me prêtant, à moi non plus, la moindre attention, je m’assis sur une chaise que je trouvai dans un coin et attendis.

Quelques minutes après, le plus vieux de mes nouveaux collègues m’interpella : « Hé ! Vous ! Le télex !  Vous êtes sourd ou quoi ? Allez ! Répondez ! »
C’était la première fois que je voyais un tel appareil qui, en effet, d’endormi qu’il était, s’était comme réveillé. Tandis que je le regardais crépiter, le monsieur âgé, exaspéré, se leva et s’attela au clavier pour répondre.
Il me fallut deux jours pour comprendre comment marchait un télex, deux jours pour m’apercevoir que quand une petite lumière s’allumait sur une des platines téléphoniques, il fallait appuyer sur deux boutons, dont l’un, invisible, était caché dans le combiné. Il me fallut ensuite des semaines et des mois pour comprendre ce que mes collègues faisaient, car personne ne me disait jamais rien.

Apprentissage sur le tas

Mon chef, le vieux bonhomme, était un Suisse des environs de Zurich. Il avait près de 70 ans. Il ne s’exprimait que par monosyllabes et uniquement pour râler. Il était, c’est le moins qu’on puisse dire, bourru. Terriblement bourru. D’où ces dialogues, peu de temps après mon arrivée :
Monsieur Spoerri, pouvez-vous me dire ce qu’est un « swap » ?
Mais comment voulez-vous que je vous explique ça ! C’est beaucoup trop compliqué. Vous venez d’arriver. Vous n’y comprendrez rien !

Quelques jours plus tard, je revenais à la charge.
Monsieur Spoerri, pouvez-vous, maintenant, m’expliquer ce qu’est un swap ?
Il explosa :
Comment ! Depuis le temps que vous êtes ici, vous ne savez pas encore ça !

C’est ainsi que je passai des mois, apprenant par tâtonnement (il n’existait à l’époque aucun livre sur ce métier), devinant plus que comprenant ce que l’on faisait dans ce mystérieux bureau qui se targuait de gagner plus d’argent que tous les autres services de la banque mis ensemble.

Les choses que je comprenais à grand-peine et après un temps infini, étaient en général très simples. Tout un chacun les aurait comprises si on avait daigné les lui expliquer en une ou deux phrases claires. Mais les explications n’étaient pas le fort de mes collègues.

Je fus, littéralement, sauvé par l’arrivée dans notre bureau d’un jeune Américain qui avait un ou deux ans d’avance sur moi en fait d’expérience.
Il passa beaucoup de temps à m’aider à sortir de la mare où les autres se plaisaient à me voir patauger. Je devins finalement un cambiste à peu près normal, sachant vendre, acheter, prêter ou emprunter des dizaines de millions de dollars ou de livres sterling, pour le plus grand profit (ou la plus grande perte) de mon établissement. En arriver là aurait dû prendre deux mois. Cela nous coûta, à moi et à mes employeurs, plus de deux ans.

Des années plus tard, alors que je m’occupais déjà depuis longtemps de formation, une banque qui m’avait engagé comme consultant, avait organisé, le jour de la Fête des Pères, une visite de la salle des changes pour les enfants des cambistes qui y travaillaient. Merveilleuse idée pour ces enfants qui avaient ainsi l’occasion de voir ce que leurs papas ou leurs mamans faisaient. On me les confia avec pour mission de les instruire (et aussi de les occuper pendant toute la matinée).Quelle ne fut pas ma surprise de constater que des garçons et des filles de 12 ou 14 ans pouvaient comprendre en deux heures l’essentiel du métier de leurs parents (ce métier que j’avais eu moi-même tant de mal à comprendre), qu’il suffisait de savoir s’y prendre, et de jouer avec eux… aux cambistes.

© Nicolas WAPLER- Septembre 2007