socrate
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Chapitre III - L'épreuve de la durée

73 - Les raisons de ce retour du discours

Pourquoi cette évolution dans le mauvais sens ?

Le nombre :
Je pense qu’elle a été favorisée par l’effet du nombre. Si les formations que j’organisais moi-même rassemblaient en principe 9 apprenants, je me suis peu à peu laissé tenter à en accepter plus, jusqu’à 14. Ces séminaires ont donc commencé à ressembler à ceux que j’animais dans les très grandes banques, qui pouvaient en compter jusqu’à 20 ou 30.
Avec de tels nombres, la pédagogie « active » ne marche plus : Ou plutôt, elle marche, mais pour 9 à 12 personnes, les autres étant laissés pour compte.
Autre effet : Les groupes nombreux incitent, et c’est tout à fait normal, à faire de la « conférence ». J’étais donc poussé à faire de la conférence à des groupes qui, par conséquent, devenaient de plus en plus des auditoires.

La fatigue : La pédagogie active demande une très grande énergie. Traiter ses élèves en amis, se soumettre à leurs besoins, veiller à ce que chacun d’eux participe, les écouter, rattraper ceux qui tombent, comprendre les difficultés de chacun est très fatigant. Lâcher prise, c’est à dire se remettre à parler, est tentant.

La lassitude : Un enseignement que l’on donne souvent, c’est repasser éternellement par les mêmes chemins, rencontrer souvent les mêmes situations, refaire indéfiniment les mêmes gestes. Pour surmonter telle ou telle incompréhension sur tel ou tel point, il faut poser telle question, relancer la discussion en faisant ceci ou cela, et c’est toujours la même chose. Et puis les apprenants trébuchent toujours pour les mêmes raisons, et ça devient agaçant à la longue. On connaît parfaitement la « recette », mais on finit par se lasser de l’appliquer. Et il suffit de parler pour cesser de subir tout ça ! C’est tellement simple.

L’indifférence : Les années passent, les apprenants défilent. Peu à peu on cesse d’avoir envie d’établir avec chacun d’eux cette relation personnelle privilégiée sans laquelle aucun travail pédagogique sérieux et efficace ne peut être accompli.
Les apprenants ont besoin qu’on s’intéresse à eux, qu’on les apprécie, qu’on se soucie d’eux, qu’on éprouve pour eux de l’amitié. Lorsque ces sentiments viennent à manquer, aucune technique, si professionnel que l’on puisse être, ne peut les remplacer.

Apprenants difficiles :
J’ai toujours eu dans mes groupes, de ces personnages que les tuteurs qualifient volontiers d’ « apprenants difficiles » et dont le comportement consiste essentiellement à affirmer leur supériorité. Rien de vraiment nouveau donc. Je savais traiter « professionnellement » ce genre de gens dont la modestie n’est donc pas (on se trompe parfois) la plus grande des qualités.
S’occuper de l’ego de quelqu’un n’est pas difficile, je l’ai dit. Il suffit de le satisfaire d’emblée, et on n’en parle plus.
Je ne sais pourquoi cet exercice (je le répète ; il ne s’agit ni de flatterie, ni d’une manœuvre), m’a paru de plus en plus pénible, lourd, frustrant, voire humiliant.
Étais-je moi-même infecté par le virus que je croyais découvrir chez ces apprenants : l’orgueil ? Mon propos n’est ici ni de juger les autres ni de me juger moi-même. Le fait est que je me souviens avoir commencé à faire, consciemment, en de multiples occasions, exactement le contraire de ce qu’il fallait, en me montrant condescendant et, parfois même, cassant.

La tentation du succès facile et la vanité : Les gens sont contents de comprendre. Ils s’en attribuent essentiellement le mérite à eux-mêmes. Vous, on vous en sait gré, mais on vous laisse toujours un peu sur votre faim de compliments. C’est toujours vous qui devez féliciter les autres. Alors, il vous arrive de faire votre petit numéro. Et c’est à ce moment-là qu’on vous admire. Vous multipliez ces instants où c’est vous qui vous mettez sur le devant de la scène en repassant toujours le même disque, et vous finissez par croire que vous avez acquis votre réputation de bon tuteur grâce à votre science et à vos morceaux de bravoure, et non par la vertu d’une pédagogie que vous n’avez pas inventée et dont vous n’êtes, après tout, qu’un modeste praticien.

La force du préjugé : Il existe dans notre culture, nous l’avons vu, un sentiment bien ancré : La science descend du professeur ! Son devoir est de la transmettre lui-même, personnellement, à ses élèves. Pas question de trébucher sur une question, il se déconsidèrerait (*). La pédagogie active consiste évidemment à se libérer de cette idée et à en libérer les apprenants, pour travailler, on le sait, tout autrement.
Aucun éducateur, pourtant, n’arrive à se débarrasser totalement de ce préjugé qui peut, par moments, l’« intimider » au point qu’il n’ose plus inciter les apprenants à partager avec les autres ce qu’ils savent, à trouver par eux-mêmes les raisonnements adéquats ; comme il n’ose plus avouer qu’il y a des choses qu’il comprend mal et qu’il convient de chercher tous ensemble.
Échapper à la pression des apprenants qui ont en tête ce type de schéma suppose une énergie que l’on a pas forcément tout le temps.
Pas facile dans ces conditions de rester le tuteur efficace tel que nous l’avons décrit, et il est si tentant de se dire : « Ah, ils veulent savoir si j’ai, moi-même, compris le phénomène complexe dont nous parlons, si j’en maîtrise tous les aspects mathématiques et statistiques ! Eh bien je vais les servir ! Les enfants, accrochez-vous ! Je vais vous en donner pour votre argent. »
Il est clair que tout le monde y perd ; et cela, uniquement pour permettre au tuteur de gagner (ou conserver) un prestige factice dont personne, pas même lui, ne peut profiter.

L’abandon de toute mesure de contrôle de qualité : J’ai insisté dans la première partie de ce livre sur l’importance pour un tuteur de contrôler le résultat de son propre travail, en notant, après le cours, sur une fiche, sa performance en terme d’efficacité pédagogique : Tout le monde a-t-il participé, suivi, compris les différents points du programme ? Qui a « lâché » ? Quand ? Où ?
Cet exercice, que j’ai fait pendant des années, je l’ai, peu à peu, abandonné.
A quoi bon, ais-je fini par me dire, passer une demi-heure, le soir, à calculer un taux dont on sait d’avance qu’il sera excellent ? Et plus tard ; à quoi bon le calculer, quand on sent bien qu’il sera... mauvais !

Pour toutes ces raisons, la qualité de votre travail se met à baisser.

(*) Un professeur d’histoire m’a raconté qu’un jour, dans une classe qu’il venait de prendre en main, certains élèves, dans l’intention manifeste de le ridiculiser, avaient entrepris de lui poser question piège sur question piège. Il s’en est sorti, lui, brillamment, en réorientant le jeu. Il demanda à ceux qui le souhaitaient de préparer à son intention un véritable examen sur le programme du jour. L’idée, me dit-il, fonctionna à merveille, et particulièrement la phase où il s’agissait de le « corriger », tous voulant jouer au « professeur » dont ils donnèrent, d’ailleurs, une image caricaturale des plus pittoresque.

© Nicolas WAPLER- Septembre 2007