Nous avons, bien sûr, travaillé intensément notre matière, le matin, chacun assis à son bureau, ou nous consultant les uns les autres.
Townsend, qui, de loin, était de nous tous le plus expérimenté dans la théorie et dans la pratique de notre sujet, avait la charge de rédiger le matériel pédagogique du cours.
Nous le voyions dans son bureau vitré, la tête penchée, écrivant, méditant, consultant des documents ou pianotant sur sa calculette. Que faisait-il exactement ? Il recensait les questions, établissait l’ordre dans lesquelles elles seraient travaillées. Il rédigeait des fiches de synthèse sur chacune d’elles. Il bâtissait des exemples et des exercices.
Quand il avait achevé une note, il nous la donnait à étudier.
Notre matière était complexe, certains de ses aspects étaient difficiles à comprendre, même pour nous. Tout ce qui la concernait provoquait donc en nous des sentiments mêlés qui, parfois, nous empêchaient de dormir la nuit.
Il aurait été très facile pour nous de nous noyer dans l’inquiétude du contenu de notre cours, de ne plus penser qu’à ça, d’y passer tout notre temps et de négliger, par conséquent, l’essentiel ; la pédagogie.
Il n’en a pas été ainsi.
Jamais nous n’avons parlé avec Fred (que nous voyions l’après-midi), ni de marchés, ni de formules, ni de montages financiers.
Certes, il est difficile de résister à la tentation. Lorsqu’il nous arrivait d’évoquer un problème technique : « Mais comment allons-nous faire comprendre tel ou tel phénomène ? », Fred nous interrompait : « J’espère bien que vous allez régler tout ça ! » ou : « Bien sûr que vous devez y travailler, et j’imagine que vous le faites. Mais à quoi vous servirait-il de vous sentir parfaitement à l’aise avec le contenu si vous n’êtes pas capables de faire en sorte que les gens comprennent et assimilent ? »
Tout au plus, il nous rappelait nos obligations à l’égard des élèves : « Votre contenu vous devez l’imaginer en fonction des élèves. Il doit être complet, exact, simple et compréhensible… par eux. » Et il ajoutait :
« Songez que quand tout sera clair pour vous, vous n’en serez encore qu’au tout début de votre travail qui consiste à faire en sorte que les choses soient claires pour les autres. »
Il pensait que ce que nous apprenions avec lui se refléterait automatiquement dans la manière dont nous réglerions le problème du contenu.
L’absence de ces thèmes dans nos discussions était-elle due à son incompétence (qu’il proclamait) en matière financière ? Non. Il s’agissait d’un choix. Il savait qu’il devait concentrer notre attention sur la pédagogie que nous aurions autrement négligée. N’était-il pas vrai, aussi, que nous avions été choisis précisément à cause de nos connaissances et que nous n’avions pas besoin de lui pour nous aider dans ce domaine ?
Je suis très reconnaissant à Fred de ne pas avoir permis à nos réunions de devenir des débats techniques, et d’avoir fait en sorte qu’elles restent centrées sur notre futur comportement de professeurs. Il n’en demeure pas moins que l’absence presque totale dans nos discussions avec lui de considérations concernant le « contenu » m’étonne encore. Et cela d’autant plus que, quelques années plus tard, il sera au centre même de mon travail pédagogique et de mes réflexions.
J’en parlerai dans le troisième chapitre de cet exposé.